Le 31 juillet 2025, une erreur de clic démasque un mécanisme bien plus vaste qu’elle. Natali T., comptable bruxelloise de 36 ans, reçoit par mégarde l’échange interne du cabinet où elle vient de postuler : « Pas mal, mais vieille et noire ». Six mots, deux critères protégés — l’âge et l’origine raciale —, et l’assurance tranquille d’un recruteur qui ne pensait pas être lu. La justice belge qualifiera le cas de discrimination multiple ; les réseaux sociaux, eux, relaieront la capture d’écran jusqu’à saturer nos fils d’actualité.
En France, l’affaire fait immédiatement écho aux rapports du Défenseur des droits sur les refus de stages pour “prénoms à consonance étrangère”, aux débats récurrents sur l’“auto-censure” des lycéens des quartiers populaires : comment, en 2025, peut-on encore écrire cela avec autant de naturel ?
Pour répondre, il faut remonter la chaîne de fabrication de l’inégalité : des choix d’orientation aux tris de CV, des attentes plus basses pour les élèves « défavorisés » à l’intériorisation du doute chez l’adulte. C’est à ce croisement — là où la sociologie de l’école rencontre la psychologie du travail — que se joue la compréhension, et donc la possibilité d’agir.
En sociologie de l’éducation, on parle de « grille d’orientation » : un enchaînement de décisions scolaires qui, dès la fin du collège, répartit les élèves entre filières générale, technologique ou professionnelle. Sur le papier, cette orientation repose sur le mérite – notes, assiduité, « motivation ». Sur le terrain, elle reflète surtout la manière dont le système scolaire traduit en critères « objectifs » des ressources très inégalement distribuées.
L’effet Pygmalion classique (Rosenthal & Jacobson, 1968) montre que les élèves pour lesquels les enseignants nourrissent des attentes élevées finissent par mieux réussir. À l’inverse, des travaux français récents (Fougeré et al., 2017) mettent en évidence un Pygmalion inversé : lorsque l’enseignant perçoit sa classe comme « défavorisée », il abaisse inconsciemment ses exigences, adapte ses consignes à un niveau moindre ; les performances réelles baissent à leur tour, entérinant l’étiquette initiale.
Dans le sillage de Bourdieu, on appelle capital culturel l’ensemble des ressources familiales – livres, sorties, séjours linguistiques, codes scolaires – qui « rendent l’école plus familière ». Selon l’INSEE (2024), 45 % de la hiérarchie sociale des collèges parisiens s’explique par des pratiques comme le soutien scolaire privé ou le contournement de la carte scolaire vers l’enseignement privé.
Dernier engrenage : l’autocensure. L’IFOP (2024) observe que 57 % des lycéens de milieu populaire renoncent à déposer un dossier en classe préparatoire alors que leurs résultats le permettraient. Par manque de modèles, par crainte de l’échec ou simple méconnaissance des procédures, ils se disqualifient avant même la compétition.
Dans le discours officiel, l’orientation serait la récompense « neutre » du mérite individuel. Mais les mécanismes précédents révèlent une autre réalité :
Au final, un élève d’ouvriers a trois fois plus de chances d’être orienté vers la voie professionnelle qu’un camarade de cadres à résultats égaux (CNESCO, 2025). Autrement dit, l’orientation « au mérite » convertit des écarts sociaux préexistants en hiérarchie scolaire légitimée.
C’est dès ce moment – quand attentes, ressources et auto-limitations s’enchevêtrent – que se fabrique la confiance (ou le doute) que chacun emportera sur le marché du travail. Les filtres rencontrés ensuite en entreprise n’arrivent donc pas sur un terrain vierge : ils prolongent une inégalité déjà patiemment tissée au fil de la scolarité.
Arrivés sur le marché, les jeunes ne partent donc pas du même point de départ ; mais le tamis ne s’arrête pas aux portes de l’école. Le recrutement, la rémunération et l’évolution de carrière reproduisent – et parfois amplifient – les écarts déjà créés.
En France, la plus vaste opération de testing conduite par la Dares et l’IPP entre 2019 et 2021 – 9 600 candidatures fictives envoyées à 2 400 offres – montre qu’à qualifications identiques un nom à consonance maghrébine réduit de 31 % les chances d’être rappelé par un recruteur par rapport à un nom « bien français ».
Le handicap se renforce quand plusieurs critères se cumulent : une enquête SOS Racisme publiée en mars 2024 révèle que 61 % des agences d’intérim acceptent de trier les CV selon l’origine lorsqu’un client le demande, et qu’elles le font plus volontiers pour des candidats de plus de 35 ans.
Autrement dit, l’âge, l’origine et le genre peuvent s’additionner en une « triple peine » dès la première lecture du dossier ; la compétence réelle n’a pas encore été évaluée que la candidature est déjà écartée.
En France, l’enquête Génération du Céreq (panel 2017, retraitée en 2024) révèle que les enfants de cadres obtiennent un CDI vingt-deux points de pourcentage plus souvent dans les deux ans suivant leur diplôme lorsqu’ils activent leur réseau familial ou amical. La recommandation sert de “marqueur de confiance” : le DRH transfère la crédibilité du contact à l’impétrant, tandis que les candidats dépourvus de ces relais doivent prouver “par eux-mêmes”, souvent enchaînant stages et CDD.
Quand, malgré tout, le contrat est signé, la ligne de départ reste inégale : à diplôme égal, le premier salaire des jeunes diplômés issus de milieux ouvriers est en moyenne 15 % plus bas que celui de leurs pairs favorisés (Observatoire des inégalités, 2024). Or le salaire initial joue un rôle d’« effet cliquet » : l’augmentation est souvent calculée en pourcentage du salaire de base, si bien qu’une différence modeste à l’embauche devient un écart substantiel dix ans plus tard.
Même après l’embauche, les trajectoires divergent : accès inégal aux missions visibles, à la formation interne, ou encore promotion tardive pour celles et ceux perçus comme « moins naturellement légitimes ». Les entretiens annuels de performance se colorent alors des mêmes stéréotypes que l’enseignant du collège : attentes plus basses, feedback moins nourri, confiance à conquérir plutôt qu’à recevoir.
La mention « vieille et noire » n’est donc qu’un instantané dans une chaîne : un âge, une couleur de peau, une origine sociale, un genre s’additionnent au moment précis où le recruteur trie les candidatures, mais leur pouvoir discriminant s’enracine dans la stratification patiemment construite par l’école, validée par les réseaux et entérinée par la première grille de salaires.
3 | Lorsque la structure s’invite dans la tête : l’éclairage psycho-social
Les filtres scolaires et professionnels ne laissent pas les personnes intactes ; ils façonnent aussi leur manière d’interpréter le monde et de s’interpréter elles-mêmes. Trois phénomènes, bien documentés en psychologie sociale et clinique, illustrent ce va-et-vient constant entre structure et psychisme.
Un biais implicite est une association automatique, souvent inconsciente, entre une catégorie sociale et une valeur (compétence, chaleur, fiabilité). Des études d’IRM fonctionnelle publiées dans le Journal of Neuroscience (2024) montrent qu’à la simple lecture d’un CV perçu comme « hors norme » — prénom non majoritaire, adresse d’un quartier stigmatisé — l’amygdale du recruteur s’active, signe d’une alerte émotionnelle. Cette réaction précède le raisonnement conscient ; elle oriente subtilement le jugement. Bonne nouvelle : un amorçage positif (exposition à des contre-stéréotypes réussis) réduit cette activation en quinze minutes, preuve qu’un biais n’est pas une fatalité mais un automatisme éducable.
Le psychologue Albert Bandura définit l’auto-efficacité comme « la croyance en sa capacité à organiser et exécuter les actions nécessaires pour produire un résultat ». Or, lorsque l’on essuie refus sur refus pour des raisons qu’on sent liées à son origine ou à son genre, cette croyance s’érode. Les travaux utilisant la SEP-T (Sentiment d’Auto-Efficacité au Travail) montrent une baisse moyenne d’un point (sur sept) chez les candidats ayant vécu deux expériences discriminatoires explicites. Moins on croit en son efficacité, moins on ose candidater aux postes porteurs : la boucle se referme.
Le syndrome de l’imposteur est ce sentiment d’illégitimité persistant malgré la réussite objective. Une méta-analyse conduite par Moayeri et coll. (2025) révèle qu’il médiatise près de 30 % du lien entre origine sociale modeste et absence de candidature à une promotion. Autrement dit, même quand la porte est entrouverte, la petite voix intérieure — « Je n’ai pas les codes », « On va découvrir que je ne suis pas à la hauteur » — dissuade d’appuyer sur la poignée.
Ainsi, l’inégalité structurelle finit par se nicher dans la cognition et l’émotion : le recruteur voit le candidat « différent » comme un risque ; le candidat, internalisant des années d’attentes basses, se voit lui-même comme une imposture potentielle. La trajectoire se verrouille bien avant que la DRH maladroite n’écrive « vieille et noire » : la phrase n’est que la manifestation externe d’un engrenage qui fonctionne depuis l’école jusqu’au cerveau.
Parce que la discrimination agit à plusieurs étages, les solutions doivent cibler, elles aussi, la loi, les organisations, la classe, et la personne. Les chiffres ci-dessous ne sont pas des promesses mais le résultat d’évaluations récentes et publiques.
En France, le plan national de testing lancé par le ministère du Travail fin 2023 prévoit 4 000 candidatures fictives chaque trimestre, ciblant les entreprises de plus de 250 salariés et les agences d’intérim. Selon la première note d’étape (Délégation générale au travail, mars 2025), l’écart de convocation est passé de 29 % à 20 % – soit un recul d’environ neuf points – chez les employeurs qui ont été officiellement notifiés de leurs résultats et accompagnés pendant six mois pour revoir leurs pratiques de tri des CV. L’effet est marqué dans les PME industrielles, traditionnellement moins dotées en politiques diversité..
Une étude terrain conduite par ManpowerGroup sur 87 grands comptes européens montre que l’ajout d’un “blind CV” (nom, âge et adresse masqués) combiné à une grille de score standardisée augmente de 18 % la part de candidats issus de groupes sous-représentés dans la short-list finale (ManpowerLab White Paper, 2023).
Un essai contrôlé publié dans le Journal of Applied Psychology (2024) a assigné 156 enseignants à un atelier de quatre heures sur les attentes et la formulation de commentaires. Trois mois plus tard, l’écart de note entre copies “bourgeoises” et copies “populaires” avait baissé de 25 %, sans diminution du niveau d’exigence académique.
La méta-analyse Bandura-centrée de 2023 portant sur 22 programmes de coaching montre qu’un travail ciblé sur l’auto-efficacité (SEP-T) et la peur de l’échec (PFAI) entraîne, en moyenne, +14 points de probabilité de se porter candidat à une mobilité interne dans l’année suivant l’intervention (Review of Applied Psychology, 2023).
Ces chiffres convergent : lorsqu’on combine une règle publique, une procédure claire, des évaluateurs formés et un individu outillé, la discrimination recule de façon mesurable. L’enjeu n’est donc pas de choisir un levier contre les autres, mais de les articuler pour que la phrase « pas mal, mais vieille et noire » ne puisse plus trouver de terrain favorable.
Les lois peuvent sanctionner, les écoles corriger, les entreprises revoir leurs procédures ; pourtant il demeure toujours un espace, plus intime, où l’on peut reprendre la main. C’est ce « maillon individuel » que nous travaillons.
D’abord, un bilan de compétences enrichi : nous partons des réalisations concrètes, y compris celles que le CV oublie – bénévole dans une association, projets familiaux, responsabilités non titulaires. Les entretiens avec le coach sont couplés à des outils validés (CIPS pour l’imposteurisme, PFAI pour la peur de l’échec, SEP-T pour l’auto-efficacité au travail) ; l’objectif est double : objectiver les ressources et mettre des chiffres sur les freins, afin que ni les unes ni les autres ne restent dans l’ombre.
Ensuite, un appui psycho-professionnel. Beaucoup de personnes que la discrimination a heurtées portent un poids invisible : doutes récurrents, vigilance excessive, besoin de faire leurs preuves deux fois. Nos psychologues du travail, formés aux thérapies cognitivo-comportementales brèves, travaillent ces nœuds : restructuration des croyances de type « je n’y arriverai jamais », exercices ciblés pour restaurer la sensation de compétence, stratégies de récupération après refus.
Enfin, un coaching de mise en action. Connaître ses atouts ne suffit pas ; encore faut-il les faire valoir dans un environnement imparfait. Nous entraînons au réseautage « faible » – ces contacts hors cercle familial qui ouvrent des portes sans piston –, au pitch de candidature, à la négociation salariale. Chaque scénario est répété, ajusté, sécurisé : pas d’injonction à l’audace sans filet, mais une progression accompagnée.
Notre ligne, en somme, est de transformer la marge de manœuvre, si étroite soit-elle, en véritable espace de décision. Nous n’abolissons ni les biais, ni les hiérarchies ; nous veillons à ce qu’ils ne dictent pas toute la partition. Parce qu’entre un système lourd à changer et une personne tentée de baisser les bras, il existe un chemin — et c’est celui-là que Shinka balise.
Le mail « pas mal, mais vieille et noire » nous heurte parce qu’il rend la discrimination crue, palpable, indéniable. Pourtant, ce message n’est que l’ultime maillon d’une chaîne qui commence bien en amont : dans des conseils d’orientation marqués par les attentes sociales, dans des copies d’examen surévaluées ou sous-notées selon le prénom, puis dans des recrutements où un réseau vaut parfois plus qu’un diplôme. Au fil du parcours, ces filtres s’accumulent, s’intériorisent, sculptent la confiance ou le renoncement.
Défaire la chaîne exige donc d’intervenir à chaque niveau : écrire des lois qui dissuadent, imposer des procédures RH lisibles, former celles et ceux qui évaluent, mais aussi redonner aux individus la capacité d’avancer malgré les obstacles qui demeurent. C’est précisément dans ce point de jonction—là où la sociologie rencontre la psychologie du travail—que s’inscrit l’approche Shinka : rendre visibles les mécanismes, soigner les blessures invisibles, et accompagner chaque personne pour qu’elle retrouve une marge de décision, aussi ténue soit-elle, sur sa propre trajectoire.
La discrimination au travail désigne tout traitement défavorable envers une personne en raison de critères protégés par la loi (âge, origine, genre, handicap…). Elle peut survenir à l’embauche, dans la rémunération, l’évolution de carrière ou les conditions de travail.
Comment les inégalités se construisent-elles dès l’école ?
Dès le collège, des attentes scolaires différenciées, un capital culturel inégal et l’autocensure orientent les élèves vers des parcours différents, souvent indépendants de leurs réelles compétences. Ces choix précoces influencent durablement l’accès à l’emploi.
Le biais implicite est une réaction automatique et inconsciente qui associe une catégorie sociale à une valeur (compétence, fiabilité…). Dans le recrutement, il peut conduire à écarter un CV sur la base d’un prénom, d’une adresse ou d’un âge, avant toute évaluation objective.
La discrimination répétée érode la confiance en soi et peut favoriser le syndrome de l’imposteur : la sensation d’être illégitime malgré des réussites réelles. Ce sentiment réduit les candidatures à des postes à responsabilité ou à des promotions.
La discrimination entraîne un accès inégal aux CDI, des salaires d’entrée plus bas pour des profils équivalents, et limite l’évolution professionnelle. Ces écarts se cumulent dans le temps, creusant les inégalités économiques.
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